COVID-19, PÉTROLE ET CYGNE NOIR

AOC, 16/03/2020 - Auteure: Laurence Scialom

 

Un « Cygne Noir » désigne un événement improbable, dont l’impact est considérable et qui apparait rétrospectivement comme prévisible. C’est par exemple la combinaison de l’épidémie de coronavirus et de la guerre des prix sur les marchés pétroliers qui provoque un choc d’offre et de demande au niveau mondial. La tentation est grande pour les gouvernements, les régulateurs et banques centrales de rassurer les marchés à tout prix, quitte à brouiller l’information sur la santé véritable du secteur financier. Alors, toute ressemblance et similitude avec la crise des subprimes n’est pas à exclure...

Nous, économistes, travaillant sur la stabilité financière et sur les crises financières, savions que les fragilités financières perduraient et finiraient par se révélern’en déplaise à l’industrie financière qui, tel un mantra, dénonce sans cesse l’avalanche de réglementations post-crise l’ayant «corsetée» et entravant son activité. Ce discours irresponsable a d’ailleurs trouvé une oreille attentive chez les décideurs publics justifiant ainsi la pause règlementaire voire le détricotage des règlementations financières et bancaires tant aux États Unis qu’en Europe.

Nous savions que les marchés financiers étaient surévalués, abreuvés par l’abondance de liquidité elle-même fille de la gestion par les banquescentrales de la crise financière précédente, dopés par les taux nominaux à zéro voire négatifs et l’aveuglement aux risques. Nous savions que les pathologies de l’hypertrophie de la finance ne s’étaient pas résorbées: endettement privé excessif, institutions financières obèses, aléa moral, vulnérabilité aux crises de liquidité, nocivité de certains modes de gestion d’actifs et insuffisance des réponses réglementaires à la crise de 2008... Mais aucun économiste, à ma connaissance, n’avaient prévu que le «Cygne Noir» viendrait d’une crise de santé publique mondiale affectant la première puissance exportatrice du monde puis prioritairement les pays les plus développés.

 

Mais est-ce si étonnant? Le propre d’un Cygne Noir n’est-il pas la raretédans un monde decygnes blancs ?

 

L’existence de ce rarissime «palmipède» a été popularisée par Nassim Nicholas Taleb dans l’ouvrage du même titre.[1]Il désigne un évènement qui présente les 3 caractéristiques suivantes:

– Son caractère très improbable et non probabilisable car «rien dans le passé n’indique de façon convaincante qu’il ait des chances de se produire»;

– son impact est considérable;

– et le fait qu’ex-postnous construisons un argumentaire expliquant sa survenue, ce que N.N. Taleb appelle sa «prévisibilité rétrospective mais pas prospective».

 

S’ajoute à cette caractérisation selon Taleb que nous avons tendance à nous comporter comme si les Cygnes Noirs n’existaient pas. C’est particulièrement le cas en finance où la mesure du risque qui se fonde sur les données du passé exclut par essence la possibilité du Cygne Noir. La crise de santé publique que nous vivons par son étendue géographique, par la méconnaissance de la durée de la pandémie, par les mesures de cantonnement exceptionnelles et de ralentissement économique qu’elle suscite est sans précédent. Elle correspond à ce que l’on désigne comme un contexte d’incertitude radicale dans lequel la connaissancedu passé ne nous est d’aucune utilité.

 

Le monde globalisé que nous avons construit nous révèle simultanément sa vulnérabilité à des chocs de santé publique mondiaux, mais aussi d’ordre géopolitique.

Les raisons du krach boursier amorcé le lundi 9 mars sont très différentes de celles qui ont conduit à la crise de 2007-08. Cette dernière trouvait sa source dans la finance structurée qui a permis qu’une crise localisée sur un segment du marché du crédit hypothécaire à risque américain ne devienne une crise financière systémique mondiale. La source de la crise se trouvait donc dans la finance elle-même. Aujourd’hui, c’est une crise aigüe d’offre puis de demande résultant de la mise au ralenti de l’économie mondiale pour enrayer et contenir une pandémie née en Chine qui révèle des fragilités financières qui lui préexistaient. La source est donc extérieure au monde de la finance et à priori conjoncturelle dans la mesure où l’on espère que la pandémie s’arrêtera dans les prochains mois. Pour autant est-on si sûr que cet épisode conjoncturel ne dégénérera pas sur une crise financière profondeet durable ? La cause étant conjoncturelle va-t-elle nécessairement déboucher sur des perturbations financières elles-mêmes très transitoires? Un certain nombre d’éléments incitent à la prudence.

 

En effet, s’ajoute à la pandémie, l’éclatement simultané de l’OPEP qui en tant que cartel agissait comme régulateur du marché pétrolier. La baisse de la demande mondiale induite par le Covid19 induit mécaniquement une baisse de la demande de pétrole. Or, au lieu de se mettre d’accord pour réduire l’offre de manière coordonnée et ainsi soutenir les prix, les pays producteurs se sont lancés dans une guerre des prix dont la Russie et l’Arabie Saoudite sont les acteurs clefs et dont le pétrole de schiste américain et canadien pourrait être la première victime. Le monde globalisé que nous avons construit nous révèle ainsi simultanément sa vulnérabilité à des chocs de santé publique mondiaux mais aussi à l’amplification de leurs conséquences sous l’influence de considérations d’ordre géopolitique.

 

Si le prix du pétrole restait durablement à un niveau rendant non profitable l’extraction du pétrole «non conventionnel» dont les coûts de production sont très supérieurs à ceux du pétrole conventionnel, la santé de l’économie américaine et de certaines de ses banques pourrait être fortement affectée. Ce secteur adepte de la fracturation hydraulique et de techniques de forage très nuisibles à l’environnement est déjà très endetté. Selon un rapport de l’agence Moody’s de février 2020 les sociétés d’exploration et de production aux États-Unis et au Canada ont environ 86 milliards de dollars de dette à rembourser entre 2020 et 2024, plus grave 62% de cette dette est considérée comme spéculative. Ce secteur présente donc des vulnérabilités de bilan ne lui permettant pas de résister longtemps à une baisse durable du prix du pétrole. Les banques américaines créancières pourraient alors subir une hausse soudaine de leurs créances douteuses et pour certaines s’en trouver fragiliser. Gardons en mémoire que le contrechoc pétrolier au milieu des années 80 conduisit à la faillite de 7 des 10 plus grandes banques du Texas et 2 furent fusionnées.

 

Si ce double choc avait un fort impact sur la croissance américaine et sur la santé de certaines banques très exposées, des effets en cascade sont à craindre en particulier sur les leveraged loans(prêts à effet de levier) qui sont des prêts accordés par des institutions financières à des entreprises déjà très endettées. Ceux-ci se sont très fortement développés aux États-Unis dans un contexte permissif de taux bas. Ils atteignaient 1800 milliards de dollars fin 2018 (trois quarts de l’encours mondial). Les entreprises y ayant recours sont très vulnérables à une raréfaction des financementsen particulier en cas de chocs macroéconomiques ou financiers qui augmenteraient leur risque de défaut. Ces prêts à effet de levier sont principalement détenus par l’intermédiaire de fonds communs de placement et decollateralized loan obligations(CLO). Or, les CLO sont des produits titrisés qui sont à leur tour détenus par divers investisseurs américains mais aussi étrangers.

 

Toute ressemblance et similitude avec les subprimes n’est pas à exclure...

 

L’Europe quant à elle était déjà dans une conjoncture très atone avant l’épidémie. Le risque de basculer dans la récession est maintenant plus marqué. Les inquiétudes se focalisent pour l’instant sur l’Italie, maillon faible de la contagion mais aussi maillon faible de la zone euro sur le plan économique, financier et bancaire. La généralisation du confinement à toute la péninsule décidée le 9 mars au soir et prévue au moins jusqu’au 3 avril va aggraver la situation des banques italiennes dont l’apurement des créances douteuses de leur bilan est loin d’être achevé avec 140 milliards d’euros en juin 2019. Le risque est donc grand qu’à l’occasion de ce choc macroéconomique, la fragmentation financière sur les marchés de dettes européens se réactive, l’élargissement des spreads (écarts de taux) entre les obligations italiennes et allemandes en est un symptôme inquiétant.

 

Le cercle vicieux entre fragilité bancaire et dette souveraine qui menace la zone euro n’a pas été brisé.

Or, l’union bancaire qui reste inachevée laisse les États membres en première ligne s’il faut renflouer une banque. La recapitalisation dite «préventive» de Monte Dei Paschi Di Siena en 2017 l’a clairement illustré. Le cercle vicieux entre fragilité bancaire et dette souveraine qui menace la zone euro n’a pas été brisé. Les banques détiennent massivement de la dette de l’État censé les renflouer en cas de problème, elles subissent donc une dégradation de leur actif si les marchés se mettent à douter de la qualité de la signature de l’État. Symétriquement, les États subissent le coût des défaillances bancaires d’où l’idée d’un cercle vicieux. Or, tant en termes d’endettement public que de solidité des banques, l’Italie reste une poche de fragilité financière dans la zone euro.

 

Face à la gravité de la situation, des deux côtés de l’Atlantique, banques centrales et gouvernements amorcent la riposte. La Fed (Réserve fédérale des États-Unis) et la Banque d’Angleterre ont déjà réagi par une baisse des taux directeurs. La BCE quant à elle a laissé ses taux directeurs inchangé. Elle a opté pour des opérations de refinancement à long terme de sorte d’apporter un soutien en liquidité immédiat au système financier. La totalité des demandes seront servies à un taux égal au taux moyen des facilités de dépôts jusqu’en juin prochain c’est-à-dire un tauxnominal négatif, date prévue de réactivation du TLTRO (targeted long term refinancing operation). Il s’agit d’opérations de refinancement à taux encore plus négatifs à des banques en fonction des prêts qu’elles octroient aux PME (les entités potentiellement les plus touchées par les effets de la pandémie).

 

Les commentateurs dénonçant l’absence de baisse des taux de la BCE ne semblent pas avoir pris la mesure du soutien exceptionnel aux banques qu’accorde ainsi la BCE. S’ajoute à ces mesures un renforcement du quantitative easing par un achat net supplémentaire de 120 milliards d’actifs jusqu’à la fin de l’année. Sur le plan budgétaire les annonces de plans de soutien se multiplient. Le plus spectaculaire étant celui annoncé par D. Trump de 700 milliards de dollars soit exactement le même montant que celui du plan Paulson de sauvetage du système financier américain en 2008...

 

Sur le plan proprement financier, la combinaison d’un choc d’offre et de demande au niveau mondial générés par l’épidémie de coronavirus et de la guerre des prix sur les marchés pétroliers ne créent pas de fragilités financières nouvelles mais révèlent les vulnérabilités existantes. La tentation est alors grande pour les gouvernements, les régulateurs et banques centrales de rassurer les marchés à tout prix, quitte à brouiller l’information sur la santé véritable du secteur financier. Cette politique de l’autruche est dangereuse.

 

Elle se concrétise dans le report à 2021, annoncé par l’Autorité bancaire Européenne (ABE), des stress tests initialement prévus cette année. Elle prend également la forme d’une pression des banques italiennes en faveur d’une redéfinition des prêts non performants de sorte de ne pas comptabiliser l’explosion à venir de ceux-ci. Les prêts non performants sont conventionnellement définis comme des prêts subissant des retards de paiements de plus de 90 jours. Ne plus les qualifier ainsi ne serait qu’un tour de passe-passe sémantique qui ne les rendrait pas moins risqués. Sauf à croire qu’en mettant la tête dans le sable miraculeusement les dangers disparaissent. Cette politique d’attentisme est une tentation permanente et pernicieuse des États et des régulateurs. Les États-Unis l’ont éprouvé avec la crise des Savings and Loans à la fin des années 80 début des années 90.

 

L’histoire financière montre que l’attentisme des autorités génère souvent des effets désastreux. Acheter du temps en faisant le pari de la résurrection spontanée s’est révélé mortifère dans la crise japonaise des années 90. Nous devrions collectivement méditer et décortiquer cette expérience alors que les pressions déflationnistes se renforcent dansla zone euro.

 

Le 7 janvier 2020, les députés français se firent les portes voix du lobby bancaire en adoptant une résolution invitant le gouvernement à alléger les contraintes en capital des banques qui avaient été longuement négociées dans les accords dits de Bâle 3. Àl’heure de l’effondrement des marchés financiers et des pertes bancaires massives qui se profilent du fait de la montée des prêts non performants et des pertes financières de marché, gageons qu’ils commencent à douter du bien-fondé de cette position...À l’heure où les fragilités financières et bancaires se dévoilent sous les coups de bec d’un Cygne Noir, le capital des banques, absorbeur de pertes non anticipées, est le dernier rempart pour que le citoyen contribuable n’ait pas de nouveau à mettre la main à la poche pour renflouer ses banques si la crise venait à s’aggraver.

 

[1]Nassim Nicolas Taleb, 2011, Le Cygne noir, Le belles lettres

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