Terra Nova, 02/04/2020 - Auteurs: Laurence Scialom et Baptiste Bridonneau
Dans son discours du 12 mars dernier, le président de la République déclarait: "Mes chers compatriotes, il nous faudra demain tirer les leçons du moment que nous traversons, interroger le modèle de développement dans lequel s'est engagé notre monde depuis des décennies et qui dévoile ses failles au grand jour, interroger les faiblesses de nos démocraties [...] Les prochaines semaines et les prochains mois nécessiteront des décisions de rupture." Nous proposons dans cette note de prendre le Président au mot et suggérons quelques "décisions de rupture" pour la sortie de crise.
QUAND UNE CRISE CONJONCTURELLE DEVIENT UNE CRISE DE SYSTÈME
La crise que nous vivons est sans précédent. Sur le plan sanitaire, bien sûr, mais aussi sur le plan économique. De ce point de vue, le choc est beaucoup plusrapide et sévère que celui de la crise financière de 2007-2009 et même peut-être que celui de la grande dépression des années 1930.
C’est l’opinion que défend Nouriel Roubini[1]: « Lors des deux épisodes précédents, les marchés boursiers se sont effondrés de 50 % ou plus, les marchés du crédit se sont gelés, des faillites massives ont suivi, le taux dechômage a grimpé au-dessus de 10 % et le PIB s'est contracté à un tauxannualisé de 10 % ou plus. Mais tout cela a pris environ trois ans pour seconcrétiser. Dans la crise actuelle, des résultats macroéconomiques etfinanciers tout aussi désastreux se sont matérialisés en trois semaines. »
À l’appui de cette comparaison, entre 1929 et 1932, le commerce et la production industrielle ont baissé d’environ 30 % aux États-Unis, puis cette dépression s’est diffusée dans le reste du monde. Les estimations actuelles prévoient une baisse du PIB de l’ordre de 30 % dans la zone euro au deuxième trimestre par rapport au premier trimestre 2020, et d’un ordre de grandeur équivalent en France[2]. Nous sommes donc dans des ordres de grandeur comparables.
Cette crise sanitaire mondiale majeure est donc également une crise économique, sociale et financière exceptionnelle. Ce fut d’abord une crise aigüe d’offre avec la mise au ralenti de la principale puissance exportatrice mondiale, la Chine, et la rupture de chaînes d’approvisionnement pour de nombreuses industries dans le reste du monde. Puis un choc de demande, avec la multiplication des mesures de confinement un peu partout sur la planète.Enfin, une crise financière et bancaire avec un décrochage des marchés financiers sans précédent et des difficultés bancaires à venir résultant de la vulnérabilité des banques au risque de marché et de la montée inéluctable descréances douteuses[3].
Ces crises multiples, dont les effets sont interdépendants et cumulatifs, révèlent une crise systémique – au sens de crise globale de notre mode de développement – car elles mettent en lumière les vulnérabilités de nos modèles économiques, sociaux et financiers.
Sans souci d’exhaustivité, nous pouvons citer : l’allongement des chaînes devaleur ; le fonctionnement à flux tendu de très nombreux secteurs économiques de façon à minimiser les stocks ; la dépendance aux importations pour des « biens » aussi vitaux que des médicaments de base (80 % des principes actifs des médicaments consommés en France sont importés de Chine et d’Inde contre seulement 20 % il y a trente ans) ; les inégalités enmatière de logement, d’autant plus visibles et douloureuses dans un contexte de confinement ; les effets délétères du « nouveau management public » et del’imposition de critères de gestion importés du privé dans la sphère publique, en particulier dans les domaines de la santé et de la recherche ; la fragilité persistante de nos systèmes financiers et bancaires ; les carences de l’État quand il s’agit d’anticiper sur la gestion d’une crise de santé publique aussi majeure que la pandémie actuelle.
Ce dernier point interpelle d’autant plus que nous devons affronter, dans le même temps, une crise écologique sur laquelle les scientifiques nous alertent depuis des décennies, qui menace la survie même de l’humanité dans de vastes régions du globe et pour laquelle, de nouveau, les États – dont le nôtre –font preuve d’une myopie et d’une inertie coupables. L’observateur ne peut qu’être frappé par la différence de considération pour la parole scientifique dans la crise sanitaire et dans la crise écologique. Le Président n’a cessé de répéter que le principe qui guidait l’action gouvernementale et sa gestion de la crise était la « confiance dans la science ». Gouvernements et Commission européenne sont prêts à engager des centaines, voire des milliers de milliards d’euros pour soutenir l’économie dans et au sortir de cette crise sanitaire. Dans le même temps, ils sont restés étrangement sourds aux arguments des scientifiques quant à l’urgence (certes à horizon de quelques décennies[4] et non de quelques semaines) de s’atteler avec volonté, moyens et constance à la lutte contre la destruction de notre planète. Ils ont été jusqu’ici incapables de transiger sur les règles de gestion budgétaires européennes pour engager fermement la reconversion écologique de nos économies et accroître leur résilience face au réchauffement climatique et à l’effondrement – plus récemment perçu – de la biodiversité...