Médiapart, 17/04/2020 - Auteurs: Laurence Scialom et Baptiste Bridonneau
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L’économiste Laurence Scialom, professeur à l’université Paris-Nanterre, et Baptiste Bridonneau, doctorant, défendent la proposition d’une annulation pure et simple des dettes souveraines détenues par la Banque centrale européenne. Objectif : aider à passer la crise du Covid-19 et financer la transition écologique.
Les premières prévisions ne laissent aucune illusion : la pandémie de Covid-19 est en train de provoquer une crise sanitaire, sociale et économique d’une ampleur inédite. « L’économie mondiale risque de connaître cette année sa pire récession depuis la Grande Dépression », prévient le FMI.
Alors qu’ils avaient été priés de se tenir à l’écart, les États apparaissent désormais comme le recours pour essayer d’endiguer les effets de cette crise. Confrontés à l’arrêt de leur économie, à un double choc de l’offre et de la demande, ceux-ci dépensent sans compter. Toutes les normes, les règles ont explosé. Les milliards volent. Mais, derrière, des montagnes de dettes publiques sont en train de s’ériger.
Comment faire face par la suite à cet endettement qui risque de provoquer de nouvelles crises de dettes souveraines ?
Pas question de renouer avec les politiques d’austérité qui se sont révélées mortifères pour la zone euro, comme le révèle la faillite des systèmes publics hospitaliers et de santé en Europe du Sud, plaident de plus en plus d’économistes et de responsables politiques.
Et si la solution venait de la Banque centrale européenne (BCE) ? Et si celle-ci acceptait d’annuler la dette des États qu’elle a rachetée dans le cadre de sa politique de soutien à la zone euro depuis 2015, afin de redonner aux États des marges de manoeuvre et de les aider à financer la transition écologique, indispensable pour le monde d’après ? C’est cette proposition de « rupture » que Laurence Scialom, professeure d’économie à l’université Paris-Nanterre, et Baptiste Bridonneau, doctorant à Paris-Nanterre, ont avancée dans une note publiée par Terra Nova.
Entretien.
Cette crise sanitaire et économique est en train de bouleverser tous les repères, toutes les règles jusque-là admises. Que vous inspirent ces changements ?
Laurence Scialom : On sentait avant la crise du Covid qu’un certain nombre de choses bougeaient et que bien des convictions sur notre modèle de développement s’ébranlaient. Pour autant, il faut rester prudent. Lors de la crise de 2007-2008, on a eu ce discours-là : rien ne serait plus jamais pareil !
Cependant, aujourd’hui, la prise de conscience des vulnérabilités de nos économies me semble plus forte, car la crise n’est pas purement financière mais est partie de l’économie réelle. Elle donne plus d’acuité à des débats qui animaient déjà la société, comme la nécessité de transformer profondément nos modes de production et de consommation face à l’urgence climatique ou l’impératif de lutter contre les inégalités. Cette crise réactive aussi les forces centrifuges en Europe, car les pays les plus touchés par la crise sanitaire sont aussi les plus fragiles économiquement et en termes d’endettement public.
Cette accumulation d’événements fait système. Le néolibéralisme a conduit à une mondialisation à outrance qui non seulement crée des ruptures d’approvisionnement de produits stratégiques (masques ou médicaments), qui nous pénalisent dans la lutte sanitaire, mais a également contribué à accélérer la crise écologique, dont les effets sont énormes et perceptibles par chacun : sécheresses à répétition, incendies gigantesques en Australie ou en Amazonie, fonte des glaciers, réchauffement des océans, perte de biodiversité, etc.
Cette accumulation de faits, qui peuvent paraître disjoints, ce sont autant de signaux qui nourrissent le sentiment diffus que l’on est arrivés au bout des contradictions d’une organisation économique destructrice des conditions de la vie humaine et de la planète. Cette crise du Covid est peut-être le point de bascule. En tout cas, j’ai espoir que cette fois on n’en reste pas au niveau du discours, parce qu’il y a une prise de conscience de l’urgence. Que ce soit sur la fiscalité des multinationales, l’évasion fiscale, la fiscalité sur le patrimoine…, on ne peut plus nous servir le même discours. Ce n’est plus audible.
Aujourd’hui, ceux qui sont « au front », pour reprendre les termes du président (infirmiers, personnels dans les Ehpad, caissiers, livreurs, etc.), ceux qui assurent notre vie dans ses aspects les plus vitaux, ce ne sont pas les premiers de cordée mais ceux que le système néolibéral a « invisibilisés ». Ces salariés, qui ont été les plus pénalisés par le néolibéralisme et par le nouveau management public qui en est la traduction dans la sphère de la gestion des affaires publiques, sont ceux qui se révèlent être les rouages indispensables de l’économie. C’est donc le moment de pousser de nouvelles idées. Les sociétés sont peut-être mûres pour l’entendre et les dirigeants aussi, s’ils comprennent que c’est leur intérêt de l’entendre.
Vous venez de publier chez Terra Nova une note qui reprend vos travaux, proposant l’annulation des dettes des États de la zone euro par la Banque centrale européenne (BCE), afin de leur redonner des marges de manoeuvre. Comment en êtes-vous arrivés à cette réflexion ? Quel pourrait être le processus ?
Baptiste Bridonneau : L’idée est venue du constat que les niveaux de dette publique sont tellement importants qu’ils deviennent plus que problématiques et contraignent les investissements pour l’avenir. D’où l’idée de travailler sur les questions de restructuration de dette publique. L’histoire nous offre beaucoup d’exemples, en Amérique latine dans les années 1980-1990, ou en 2001 en Argentine. Puis est arrivée la Grèce. Voir un pays européen restructurer sa dette, et dans de telles proportions, n’était pas imaginable dans ces dernières décennies. Malheureusement, les restructurations, avec leur impact désordonné sur le système bancaire, peuvent engendrer plus de problèmes qu’elles n’en résolvent.
Il se trouve que la BCE prête aussi aux États en rachetant leur dette. Cela permet de faire baisser les taux d’emprunts souverains. La BCE rétrocède désormais les intérêts aux États, mais les États doivent toujours rembourser à la BCE le principal de leur dette ! Que se passerait-il si la BCE renonçait à l’argent que les États lui doivent et leur disait de l’utiliser pour investir ? Cela permettrait de répondre à un double problème. À la fois, il faut financer les services publics et la transition écologique. Et en plus, cela répondrait à l’atonie économique : le seul moyen pour faire repartir l’économie est de jouer sur la demande publique, puisque la demande privée est affaiblie.
La politique monétaire a des difficultés monstres à relancer la demande, alors que la borne des taux zéro est franchie et qu’il est difficile de faire baisser les taux réels. On a des récessions de bilan car les entreprises veulent se désendetter dans beaucoup de pays européens. Alors si l’État s’y met aussi…
Face à la trappe dans laquelle se trouve la politique monétaire, la dépense publique est nécessaire, et c’est une bonne chose, tant on a besoin d’investir dans certains secteurs. Cela permettrait de répondre à la fois à un problème économique et à un problème écologique et social...